Chers amis,
Alors que nous poursuivons notre réflexion sur la foi au Moyen-Orient, permettez-moi de vous dire quelques mots sur ce que cela signifie d’avoir grandi au Liban pendant les quinze années terribles de la guerre civile libanaise. Nous, les chrétiens du Moyen-Orient, nous nous sentons comme les disciples dans la barque, au milieu de la tempête sur la mer de Galilée. Cette image nous a accompagnés dans les années qui ont suivi la guerre, pendant les invasions répétées, les attaques, les explosions, les crises et les autres guerres qui ont suivi. Nous avons aussi entendu cette même métaphore dans la bouche de nos frères et sœurs en Syrie, alors qu’ils traversaient leur guerre récente et qu’ils se retrouvent aujourd’hui encore ballottés de tous côtés dans une réalité nouvelle, imprévisible, marquée par l’instabilité du régime. Nous avons vu également nos voisins palestiniens, pris dans des tornades successives, à bord d’un navire prêt de se disloquer.
Nous nous sommes dit : « Nous sommes dans la barque, dans la tempête. » Et nous avons attendu, pendant des décennies entières, que la tempête se calme, que le chaos se dissipe, que nos vies puissent enfin commencer. Et nous attendons encore. Il est difficile d’accepter d’être constamment jetés, ballotés, poussés sur des eaux agitées. Il est difficile de voir certains d’entre nous sauter du bateau et nager vers des rivages plus sûrs, jusqu’en Allemagne, au Canada, en Australie. Il est difficile aussi de voir ceux que le courant a emportés rester dans nos zones de guerre intérieure, s’effondrer sous le poids de l’insécurité, du stress financier, du désespoir. Il est plus difficile encore de compter ceux qui sont restés dans cette barque. Combien de chrétiens restent en Syrie ? Combien au Liban ? Combien en Palestine ? Nous avons peur de compter : car nous savons que si nous comptons, nous révélerons combien nous sommes peu nombreux et que les quelques derniers finiront par partir aussi. Cette sensation permanente de vulnérabilité, d’incertitude, de chaos devient trop lourde à porter.
Et dans cette tentative désespérée de lutter contre notre vulnérabilité, je dois l’admettre, nous devons l’admettre, nous, Chrétiens du Moyen-Orient, nous avons souvent répondu de trois manières principales.
Premièrement, notre réponse envers notre propre peuple.
Pour contrer la vulnérabilité, nous sommes devenus obsédés par la survie et la simple existence. Incapables de leur promettre un avenir meilleur, nous avons commencé à nous concentrer sur le passé lointain. Nous avons essayé de convaincre nos fidèles de rester « par respect pour l’honneur de leur histoire ». Nous avons regardé en arrière pour pouvoir, ensemble, faire face au présent. Nous avons eu tendance à les protéger à l’intérieur de quasi-ghettos, en créant des espaces supposément « sûrs », où ils pouvaient être préservés, se rassembler, se serrer les uns contre les autres et se sentir en sécurité.
Deuxièmement, notre réponse envers nos frères et sœurs chrétiens en Occident et ailleurs, envers vous.
En nous sentant abandonnés et ignorés, nous avons cherché des moyens de susciter l’empathie et le soutien. Parfois, nous avons adopté, malgré nous, le langage de la « minorité », un terme qui, pensions-nous, pouvait attirer l’attention des ONG, des organisations chrétiennes internationales. Nous avons agité les bras dans les airs en criant silencieusement : « Ne voyez-vous pas la tempête ? Ne voyez-vous pas que nous sommes en train de nous noyer ? »
Troisièmement, notre réponse envers les pouvoirs politiques sous lesquels nous vivons.
Dans notre inévitable contexte, où nous avons rarement notre mot à dire sur qui règnera sur nous, nous nous sommes retrouvés tentés d’échanger l’authenticité contre la protection. La question qui brûle le cœur de chaque responsable d’Église chez nous est la suivante : « Qui, dans notre région, peut garantir notre survie ? Quel président, quelle entité politique serait capable de nous offrir quelques années de stabilité, juste assez pour reprendre notre souffle, juste assez pour vivre un peu ? ».
Et les tempêtes continuent de faire rage pendant que je vous parle. Aussi belle que soit l’image de la barque, nous ne pouvons pas rester éternellement à attendre que la tempête s’apaise, dans l’espoir que, lorsque le vent tombera, nous pourrons enfin nous relever et rebâtir calmement. Même si la peur est réelle, même si les traumatismes demeurent, même si l’avenir est obscur, nous, Églises du Moyen-Orient, nous devons accepter que nous vivions dans cet espace aux confins de l’incertitude et nous devons embrasser ce risque. Nous devons embrasser notre vulnérabilité. Et nous devons l’embrasser non pas parce que nous recherchons le martyre, ni parce que nous avons soif de l’adrénaline du danger, mais parce que c’est ainsi que nous resterons proches du noyau-même de notre foi : la foi en un Dieu qui a tout abandonné, toute forme de sécurité, afin que tous puissent recevoir la vie. Un Dieu qui -comme nous le confessons dans notre Symbole chanté la nuit, « est descendu, a pris chair et a souffert », non pas pour lui-même, mais pour le monde.
Malheureusement, aujourd’hui, notre monde entier, et parfois notre Église avec lui, se montre plus impressionné par la force, le pouvoir, la sécurité, la croissance, la réussite. En chemin, nous avons parfois accepté, volontairement ou non, la mentalité consumériste et capitaliste du marché, et nous l’avons appliquée à la vie ecclésiale. Nous alignons les chiffres, nous évaluons la croissance et l’« impact ». Nous scrutons les rapports et les budgets, et nous jugeons la valeur d’une communauté à sa capacité à coïncider à nos plans de croissance. Il semble que nous ayons appris à nous concentrer davantage sur l’évitement du risque et du danger que sur la fidélité authentique à l’Évangile que nous sommes appelés à vivre.
Or, dans notre région, où Dieu et la religion sont trop souvent utilisés pour justifier la violence et l’oppression, pour déposséder, pour diaboliser et pour éliminer l’autre, nous devons accepter le risque, pour l’Évangile. Nous devons accepter le risque parce que nous croyons que nous avons un rôle dans nos sociétés. Et nous, qui sommes natifs de ces terres, qui connaissons la culture et qui en partageons la douleur, nous sommes les mieux placés pour remplir ce rôle. Nous embrassons ce risque pour pouvoir répondre à la haine par l’amour, à la douleur par la compréhension, à la souffrance par la compassion.
Nous embrassons ce risque ensemble, comme Église du Moyen-Orient, mais nous vous invitons, vous tous, à ne pas fuir ce risque, mais à marcher avec nous comme des compagnons égaux. Il ne s’agit pas seulement d’assurer notre survie. Il s’agit de la vie que nous partageons entre nous.
Alors je vous en prie : priez pour nous.
Priez pour que nous recevions le courage de continuer à vivre au milieu du chaos et de la peur.
Le courage de rire lorsque la haine nous entoure.
Le courage d’agir lorsque tout semble impossible.
Le courage de servir lorsque nos forces sont épuisées et nos ressources vidées.
Priez pour que nous ayons le courage d’accepter le risque de vivre en chrétiens au Moyen-Orient, et d’embrasser notre vulnérabilité d’une manière profondément christologique.
À Dieu seul soit la gloire !
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