Par Enrico Ferrendi, paroissien vaudois et témoin de l’édition 2020
Monter au col Lacroix se mérite, quel que soit le flanc qu’on aborde. Avec six cents mètres de dénivelé, par un chemin souvent venteux jusqu’à 2 300 mètres d’altitude, autant dire que les blousons sont de mise en été. Pourtant on y voit arriver les paroissiens français par grappes, découvrant parfois l’immensité de l’espace qui s’ouvre à eux et que d’autres ont investi quelques siècles plus tôt. Les « autres » c’est nous, Piémontais aguerris, qui portons dans le cœur ce sentier que nos ancêtres ont franchi vers la liberté.
Une filiation spirituelle
Chaque été nous revenons sur leurs traces, pour revivre leur exil théologique et politique. Car la source des Églises vaudoises du Piémont ce n’est pas Vaud en Suisse mais Pierre Valdo, théologien lyonnais du XIIe siècle, marchand soucieux de vie simple, qui traduisit la Bible en français provençal. À cause de sa prédication et de la fondation du mouvement des Pauvres à Lyon, il a été persécuté avec nos familles et forcé à l’exil. Ce mouvement, c’est mon peuple qui a en quelque sorte réédité la sortie d’Égypte des Hébreux pour passer de l’autre côté des montagnes et profiter de ces hautes zones frontalières entre plusieurs influences politiques pour trouver un peu de paix. Bien sûr il n’y a plus de traces absolument sûres des provenances de chaque famille, elles n’ont pas traversé la montagne avec leurs arbres généalogiques sous le bras. Mais nous le savons, par la pensée, la théologie, les liens avec vos Églises de France ; nous portons cette histoire spirituelle.
Une fraternité concrète
C’est une fierté bien sûr de se savoir dans la pensée protestante trois siècles avant Luther et Calvin. Mais notre fierté, c’est ici surtout d’avoir pu continuer à nouer des liens avec les protestants français et maintenir cette fraternité alpine. Chez nous, on parle français souvent, en plus de l’italien. Mais mon grand-père parlait encore aussi un dérivé de l’occitan, car il y a eu de forts liens avec le Luberon par exemple, au fil des persécutions françaises ou italiennes. Je sais que mon nom se porte dans le sud de la France.
Au col Lacroix, qui est un lieu majestueux et fraternel, nous revivons cette amitié avant tout spirituelle. J’ai vécu l’édition de 2020 et dès que je peux, je remonterai. Il y a dans le culte une dimension très forte, comme une épaisseur de sûreté. Même si on ne connaît pas bien les gens qui sont là, ce sont des frères et sœurs et chacun sort son pique-nique et le partage à la pointe du couteau. Dans un temps où la violence est présente partout dans le monde, découvrir les accents de nos voisins d’en face et parler de projets autant que de nos histoires communes, nourrit presque autant que les jambons ou les fruits secs.
Les vallées de l’Évangile
Et puis, nous avons gardé la tradition populaire qui a fait le fondement de la compréhension biblique de Valdo. Il prêchait l’Évangile au peuple et nous avons bâti des dizaines d’institutions sociales et d’hôpitaux au cœur des vallées du Piémont. On a presque failli se perdre il y a une dizaine d’années, quand le poids des œuvres a fait trembler les structures mêmes de l’Église. Mais souvent montagnards, solidement ancrés dans l’effort et le concret, nous avons pu sortir de l’ornière. Aujourd’hui on regarde ces montagnes avec reconnaissance. Elles sont encore plus jolies, depuis l’Italie. En venant de France, il suffit de poursuivre encore un peu et passer le mont Viso. Là, la vue s’étend sur tout le val Pellice, la vallée de l’Évangile.