Le Concordat et les protestants français

Signature du Concordat entre la France et le Saint-Siège, le 15 juillet 1801, par François Pascal Simon Gérard © Domaine public

Le volet concernant les cultes réformé et luthérien de France est contenu dans les soixante-dix-sept Articles organiques que Bonaparte ajouta unilatéralement le 8 avril 1802 au Concordat signé avec les représentants pontificaux le 15 juillet 1801. En signifiant une neutralité de fait de l’État en matière religieuse – le catholicisme n’est plus que la religion de la majorité des Français – ces décrets s’intègrent dans le processus de laïcisation propre à la France et parachevé (?) en 1905.

Mais les Articles organiques s’inscrivent aussi dans la chronologie particulière du protestantisme français : ils sont promulgués cent ans après la guerre des Camisards qui, avec la Révocation de l’édit de Nantes, représente le paroxysme de l’anti-protestantisme catholique et royal. À une échelle plus courte, une génération les sépare des dernières épreuves subies par le protestantisme du Désert et seulement treize ans de l’acte libérateur de la Révolution française.

Une reconnaissance officielle des cultes protestants

C’est donc un protestantisme rescapé et fragile qui se voit octroyer une liberté certes incomplète mais jugée probablement inespérée par la génération porteuse de la mémoire des persécutions.
Bonaparte avait agi en despote éclairé autant qu’en fils de la révolution en promulguant les Articles organiques dont le bénéfice allait être étendu au judaïsme français. En homme des Lumières à la spiritualité floue, il était sensible à l’égalité de traitement et se méfiait d’un anti-protestantisme source de désordre et d’immixtion de la papauté dans les affaires de la France ; en outre, ses ambitions européennes le conduisaient à envisager l’administration de territoires pluriconfessionnels. Et c’est de façon autoritaire qu’il organisa les cultes réformé et luthérien, n’ayant retenu des consultations menées par Portalis que ce qui l’intéressait.
Le premier acquis, à l’importance symbolique considérable, fut la reconnaissance officielle des cultes protestants, dont les représentants furent désormais invités aux cérémonies publiques ; les pasteurs recevaient un traitement de l’État mais étaient astreints à un serment de fidélité. Une faculté de théologie fut établie à Montauban (au lieu de celle de Lausanne). Une organisation d’esprit napoléonien prévoyait une Église consistoriale dès que 6000 protestants étaient décomptés : cela supposait des regroupements de paroisses, car en zone rurale, peu d’Églises locales atteignaient ce chiffre. Ainsi le protestantisme urbain se trouva favorisé, ce qui fit le jeu des notables, d’autant que le système électif propre aux Églises protestantes était limité par un régime censitaire excluant les couches populaires. Si les paroisses ne bénéficiaient pas d’organes délibératifs propres, rien n’existait non plus au-dessus des consistoires : les Synodes provinciaux et nationaux restaient interdits, car d’essence trop républicaine aux yeux du pouvoir.

Un schéma napoléonien intitialement imposé

Ces dispositions étaient inférieures à ce que prévoyait l’ecclésiologie protestante mais elles garantissaient la sécurité, la visibilité (manifestée par la vague de constructions de temples) et même des possibilités d’expansion. Le protestantisme se rallia au bonapartisme et à tout pouvoir, dès lors qu’il lui garantissait ses acquis. Les rapports entre les protestants et l’État seront constamment placés sous le signe d’une évaluation de la marge de manœuvre dont ils pouvaient bénéficier. Méfiants envers la restauration légitimiste, ils soutinrent bien davantage avec Guizot le régime orléaniste ; si la IIe République rallia le peuple protestant du sud-est, le Second Empire eut bien évidemment les faveurs des notables. Les troubles de 1870-71 ainsi que les excès intégristes de l’Ordre moral conduisirent les protestants dans les rangs des républicains modérés et ils identifièrent facilement leurs convictions religieuses aux libertés nouvelles établies par la IIIe République.
Mais avant cette version républicaine du Concordat, le protestantisme fut durablement marqué par le schéma napoléonien initialement imposé. Les signes les plus manifestes découlent de la faveur accordée aux élites protestantes et de l’impossibilité de réunir un Synode national. Pour combler le déficit d’organisation qu’ils subissaient, les protestants se dotèrent d’un réseau de « Sociétés », groupements privés indépendants des Églises et voués de façon spécialisée à l’évangélisation : Société biblique en 1818, Société des Missions évangéliques de Paris en 1822, Société pour les écoles du dimanche en 1826, plus de nombreuses œuvres diaconales ou scolaires. Ces sociétés recrutaient leurs membres dans toutes les dénominations du protestantisme et par les contacts nationaux que leur gestion permettait, elles suppléaient partiellement aux synodes absents. En outre, elles étaient le champ d’action privilégié pour la philanthropie et l’influence des notables qui les contrôlaient.

Un effort missionnaire anglais et suisse

L’action protestante dans la France concordataire s’inscrit dans le cadre du Réveil. Bon nombre de protestants européens, s’ils avaient été toujours solidaires de leurs frères français, n’en estimaient pas moins leur foi assez édulcorée par le rationalisme et le sous-encadrement pastoral. D’où un effort missionnaire anglais et suisse pour revitaliser et étendre le message évangélique en France. Il s’ensuivit une constante division entre les courants libéraux fidèles aux Lumières et les courants évangéliques doctrinalement plus orthodoxes. Ces controverses, souvent âpres, dans un protestantisme qui accroît sa diversité avec les baptistes, les méthodistes, auraient dû normalement faire l’objet d’arbitrages synodaux. Faute de quoi, les divisions perdurèrent et s’enracinèrent, aboutissant à un quasi schisme entre réformés après le tardif Synode de 1872 : pas moins de trois unions d’Églises s’opposaient à la fin du siècle chez les réformés ; parallèlement le luthéranisme avait été privé de ses forces vives par l’annexion de l’Alsace-Lorraine.
Le ralliement du protestantisme français à la logique de séparation des Églises et de l’État peut faire ainsi figure de paradoxe. Allait-il pouvoir supporter le prix de son indépendance ? L’exemple d’Églises protestantes édifiées hors du Concordat montrait la chose possible ; la nécessité nouvelle poussait à des rapprochements qui aboutirent à la création de la Fédération Protestante de France en 1905-09. Mais la raison profonde fut probablement le sentiment de confiance du protestantisme dans ses forces reconstituées durant un siècle de Concordat.

Jean Loignon

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