Abraham, Moïse et l’Histoire

« Si tu me dis qu’Abraham ou Moïse n’ont pas existé, cela trouble ma foi… ». Écho d’une controverse fraternelle avec un ami issu de la mouvance évangélique.

Moïse sauvé des eaux, huile sur toile de Sébastien Bourdon, vers 1650, National Gallery of Art, Washington © Domaine public

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Par Jean Loignon

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Je sais que bien des fidèles adhèrent à l’idée d’un Premier Testament relatant des faits avérés : non pas l’existence réelle du jardin d’Éden comme on l’a cru jusqu’au XIXe siècle1 ou bien une arche de Noé sauveuse de la Création mais des personnages plausibles, dont les vies se seraient inscrites dans les millénaires du temps de l’Histoire. Abraham et Moïse ont connu ce genre de légitimation historique.

 

Un dilemme de longue date

 

Mais voilà : je suis historien de formation et ce que je suis m’impose d’affirmer que, faute de sources diverses et concordantes, l’existence historique de ces grandes figures n’est pas prouvée, pas plus que celle d’un temple de Salomon, tel que décrit dans le livre des Rois, malgré une archéologie aussi motivée qu’active en Israël.

Mon dilemme remonte à loin : je me souviens qu’élève de 6e en collège, je notais soigneusement sur la frise chronologique de l’histoire des Hébreux les dates de 1800 av JC pour Abraham, de 1200 av JC, de 1000 pour le règne de Salomon. Et je savais donc qu’ils avaient existé, puisque datés. Mais c’étaient pourtant des croyances que, par un curieux conformisme religieux, l’école laïque nous enseignait… J’avoue que, devenu professeur à mon tour, j’ai réitéré de bonne foi ( !) ces affirmations, alors validées par mes manuels scolaires…

 

Les deux sens du mot histoire

 

Quand un engagement chrétien et un parcours en théologie m’ont poussé à approfondir ma connaissance superficielle de la Bible, j’ai confronté ma foi nouvelle à l’Histoire. Paradoxalement, c’est à l’Institut protestant de théologie que j’ai lu et entendu ce dont je me doutais : les grandes figures vétéro-testamentaires étaient des fictions littéraires exprimant avant tout la foi en construction d’un peuple à travers l’Histoire. Et j’ai vécu cela comme une libération.

Le mot « histoire » a deux sens : la discipline scientifique avec ses règles et le fait de raconter… des histoires. Mais l’adjectif « historique » ne renvoie qu’au premier sens, au risque de confusion. La langue allemande distingue sagement ce qui est « historisch » au sens scientifique, de ce qui est « geschichtlich », relevant des récits transmis. Par exemple, Jésus de Nazareth est « historisch » (prouvé historiquement) mais le Christ est « geschichtlich » parce qu’issu des récits de foi.

 

Des récits partagés

 

Car au fond, qu’est-ce qui est important pour notre foi ? Se persuader de l’existence réelle d’un nomade de Mésopotamie ou écouter la fidélité absolue d’un Abraham quittant son pays sur la base de la seule promesse de Dieu ? Imaginer Moïse comme un très improbable frère du bien réel Ramsès II2 ou bien se laisser porter par la folle tentative d’un peuple déporté à Babylone qui s’invente un ancien libérateur pour nourrir une espérance qui le ramènerait en Israël ? Alors, Abraham, Moïse et bien d’autres, des mythes ? Oui, mais n’oublions pas que le mot a deux sens : celui d’affabulation et celui de récits partagés unissant par transmission une communauté qui s’y reconnaît. Une communauté unie : n’est-ce pas ce que nous essayons d’être, depuis 2000 ans, à l’écoute de la parole des Écritures ?

 

1 Le roman de Matthew Kneale « Les passagers anglais » (2000) relate une expédition vers 1850 pour trouver l’Éden biblique en… Tasmanie

2 Le film d’animation « Le prince d’Égypte » (DreamWorks, 1998) a servi de catéchèse à bien des Églises…

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