Par Jean Loignon
Le pasteur Cadier s’enquiert de mandats justifiant une telle démarche et il lui est répondu que ces mandats sont dans les locaux de la gendarmerie, mais qu’il n’est pas nécessaire qu’ils soient présentés, l’ordre d’arrêter ces insoumis étant impératif, venant directement du Ministère de l’Intérieur et devant être exécuté « avec ou sans l’accord du pasteur ».
C’est ainsi que la paroisse réformée de Nantes, lieu habituellement paisible, bascule dans un feuilleton polémique qui bouleverse ses membres, interroge sa mission de façon inédite et se prolonge des années durant pour le pasteur Guy Cadier, en poste en Loire-Atlantique de 1973 à 81. Que s’est-il passé?
Un service militaire obligatoire
Dans les années 70, le service militaire est obligatoire pour les jeunes hommes et y échapper suppose le choix de la coopération outre-mer pour les plus diplômés pendant deux ans ou bien le recours difficile et restrictif au statut d’objecteur de conscience « pour des motifs philosophiques ou religieux » avec une affectation obligatoire dans les Eaux et Forêts pendant deux ans. La loi de 1963 – dont il est interdit de faire la publicité auprès des publics concernés – refuse les motifs politiques et un certain nombre de jeunes pacifistes et libertaires choisissent la voie de l’insoumission totale, au risque d’être déférés devant les Tribunaux permanents des forces armées (TPFA), une juridiction militaire, distincte de la justice civile et contestée par divers juristes.
À Nantes, la lutte pour l’insoumission est menée à l’automne 75 par trois jeunes hommes – Jean-Pierre André (ouvrier agricole), Christophe Mabit (éducateur) et Philippe Peneau (infirmier) – appuyés par un actif comité de soutien. En novembre, est organisée une soirée-débat autour du film de Claude Autant-Lara « Tu ne tueras point » (réalisé en 1961 mais censuré en France jusqu’en 1963, à cause de la guerre d’Algérie). Devant une salle comble, les trois jeunes insoumis annoncent leur intention de commencer un jeûne de solidarité avec un autre insoumis, Marc Thévenet, en grève de la faim depuis 70 jours à la prison de Fresnes. Le lieu de ce jeûne qui se veut public ne sera dévoilé que le lendemain pour des raisons de sécurité. Ce sera le temple réformé de Nantes.
Un accueil validé
La demande est faite par le trio insoumis accompagné de deux compagnes le samedi 22 novembre au pasteur Guy Cadier, qui, dans une logique toute protestante, convoque en urgence le Conseil presbytéral (CP), seul organisme de gouvernance de l’Église locale. Après une discussion approfondie et conscient de sa responsabilité, le Conseil donne son accord pour l’accueil des jeûneurs et de leurs amis, sans pour autant cautionner leur projet militant. Les notes abondantes conservées par Guy Cadier mentionnent que tous les membres présents sont d’accord ; quatre conseillers sont absents, dont deux signifient après coup leur opposition et deux leur acquiescement. Il est convenu que la décision sera expliquée le lendemain après le culte dominical et par une lettre envoyée à tous les paroissiens. Par ailleurs, le pasteur Guy Cadier, en tant que président du Conseil presbytéral, demande audience au préfet pour l’informer par courtoisie de la situation.
On imagine bien le trouble que cet accueil au nom de l’Évangile de personnes passibles d’emprisonnement déclenche dans la paroisse protestante. Étant l’unique communauté réformée de l’agglomération, elle rassemble des personnes d’opinions diverses, même si le protestantisme cultive plutôt des valeurs de modération. L’attachement à la tradition du service miliaire comme base de la citoyenneté républicaine reste fort, associé aux souvenirs encore vifs de la guerre d’Algérie qui avaient mobilisé comme tout un chacun les jeunes protestants des paroisses. Les interrogations et les engagements de Français – y compris des pasteurs – en faveur de l’insoumission et du soutien au FLN avaient divisé douloureusement les communautés protestantes.
La décision du Conseil presbytéral de Nantes est-elle une provocation d’exaltés de l’Évangile ?
En février 75, le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski, confie à bâtons rompus à Radio Monte Carlo sa vision du maintien de l’ordre ; il entend que la police puisse entrer partout y compris dans les églises, sans égard pour « le droit d’asile » reconnu depuis toujours ; dans le même entretien, il défend l’application résolue de la peine de mort pour certains délits graves. Émue par les propos d’un ministre qui par ailleurs n’hésite pas à recourir à la violence militaire pour rétablir l’ordre (comme en Corse), la Fédération protestante de France (FPF) publie un communiqué rappelant son attachement à l’accueil inconditionnel de ceux qui le demandent dans les locaux de ses Églises, elle plaide en outre pour une publicité de la loi autorisant l’objection de conscience.
Une perquisition en bonne et due forme
En avril, le Conseil presbytéral de l’Église réformée et le comité de la Mission populaire de Nantes sollicitent une entrevue avec le préfet de Loire-Atlantique et des Pays-de-Loire pour lui remettre la déclaration de la FPF, en lui signifiant que leurs communautés pourraient être concernées dans cette vocation d’accueil. Le préfet, M. Camous, est ainsi prévenu de la bouche même de Guy Cadier de la sensibilité des protestants réformés à ces questions.
Pour autant, le pasteur n’entend pas « prendre en traître » le dépositaire de l’autorité de l’État, quand est prise la décision d’accueillir le jeûne des insoumis dans les locaux du temple. Le jeudi 27 novembre 75, il se rend à la préfecture pour informer de cette situation mais, en l’absence du préfet, il ne peut que rencontrer son chef de cabinet, M. de Faucigny-Lucynge, qui enregistre l’information et promet de la transmettre. Après cette entrevue qu’il qualifie de courtoise, Guy Cadier rentre au temple, juste à temps pour subir l’intervention de la police et de la gendarmerie, qui lui paraissent agir au mépris de toute procédure. Probablement peu familiers de ces locaux d’Église qui ne se résument pas au seul temple, les officiers ordonnent de pénétrer dans diverses salles, pour y trouver les insoumis recherchés. Le pasteur proteste et exige, puisqu’il en est ainsi, qu’on perquisitionne aussi son appartement devant témoin, ce que les officiers n’osent pas faire, étant dépourvus de mandats. Six personnes sont arrêtées, les trois recherchés, leurs deux compagnes, plus un autre militant jeûneur. Ces derniers sont libérés après un contrôle d’identité mais les trois insoumis sont déférés et incarcérés à Rennes.
Un protestantisme interpellé et divisé
L’émotion, après un tel événement, est considérable. L’intervention de la police au temple de Nantes ne rappelle-t-elle pas dans la mémoire protestante le temps des persécutions et ce, dans la ville-même où un Edit du même nom avait voulu y mettre fin en 1598 ?
Le dimanche suivant, le pasteur Guy Cadier aborde la question lors de sa prédication. Après avoir mentionné la perte d’influence de la foi chrétienne dans la société, il s’interroge : « trois jeunes décidés à vivre leur espérance dans un monde qu’ils voient sans espérance sont venus à nous. Ils disent prétendre opposer à une volonté de lucre et de pouvoir leur service et la justice, à la force et à la violence, l’amour… Les mots-mêmes des messages prophétiques, des mots colorés d’évangile. Alors que serons-nous pour eux ? Que serons-nous ? Séparés d’eux ? Liés à eux ? (…) Quelle sera notre solidarité pour ces trois-là, pour la poignée qui les accompagne, s’ils sont les signes de milliers et de milliers d’autres, s’ils annoncent une humanité aspirant à vivre notre aspiration-même, celle que nous nommons règne, vie, résurrection en Jésus-Christ ? »
Des occasions de dialogue
Parmi les réactions dont les traces écrites subsistent, deux tendances se dessinent. Les institutions nationales, le président de la FPF Jean Courvoisier, le secrétaire général de l’Église réformée de France (ERF), le président de la région Ouest de l’Église, affirment leur plein et entier soutien à l’Église de Nantes et à son pasteur, si cavalièrement traité par les autorités publiques. Elles appuient l’idée d’un dépôt de plainte pour l’intervention des forces de l’ordre, tout en conseillant d’en étudier la faisabilité, ce que fera le Doyen Carbonnier, autorité juridique du monde protestant. De fait, cette plainte sera différée, puis, semble-t-il, abandonnée par esprit de réalisme et d’apaisement. À ces soutiens s’ajoutent ceux de paroissiens ou de collègues pasteurs mais ils sont moins nombreux et moins détaillés que les messages hostiles à l’accueil.
La deuxième tendance prend forme avec les longues lettres, souvent virulentes, qui témoignent de la grande liberté de parole des protestants à l’égard de leurs institutions et de leur ministre. Le refus de laisser la politique s’immiscer dans l’Église, d’enfreindre la loi, de contester l’ordre établi au nom d’idées « gauchistes et éphémères », la réputation de l’Église compromise sont les arguments les plus souvent cités assortis de menaces de démissionner sur le champ de l’Église ou de ne plus payer sa cotisation etc.
Le CP ne reste pas insensible devant ces critiques, dont certaines viennent de membres éminents ; il multiplie les occasions de dialoguer, notamment en provoquant la venue de la pasteure Claudette Marquet à la mi-décembre pour une réunion-débat, tandis que l’avocat nationalement connu Jean-Jacques de Felice intervient à la Mission populaire sur le thème de l’objection de conscience. De plus tous les membres du CP décident de remettre leurs mandats lors de l’Assemblée Générale de la paroisse fin janvier 76 afin d’en faciliter si nécessaire le renouvellement et l’expression de toutes les sensibilités.
Un apaisement sous condition
La situation s’apaise progressivement après Noël et l’hiver 75-76. Le contact est maintenu avec la Préfecture : lors d’une entrevue organisée le 15 décembre, le préfet multiplie les explications embarrassées sur le fait de ne pas avoir prévenu le pasteur Cadier pourtant reçu par ses services le jour-même de l’intervention. Ce dernier dénonce avec force l’illégalité de cette descente de police mais en vain, malgré la ténacité argumentée de son propos.
En mars 76, le trio des insoumis est condamné à huit mois de prison par le TPFA de Rennes ; une violente manifestation de soutien se déroule jusque dans l’enceinte du Palais de Justice.
Durant les années suivantes, le pasteur Cadier signale à plusieurs reprises son souhait d’assurer l’aumônerie pour les détenus protestants de la prison de Nantes, comme la loi de 1905 le permettait. Cela lui est refusé, car le ministère de la Justice demande son avis à la préfecture de Loire-Atlantique, laquelle garde une mémoire mesquine des événements de novembre 75. Il s’ensuit une longue correspondance allant jusqu’à la présidence de la République : Guy Cadier y indique que les préventions de la Préfecture à son égard privent les détenus d’une de leurs libertés fondamentales, puisqu’il est le seul pasteur apte à remplir cette mission. C’est seulement après une intervention du député-maire de Nantes Alain Chenard, que le Garde des Sceaux Alain Peyrefitte accepte en 1980 le chiche octroi d’un mandat de six mois, renouvelable si le pasteur Cadier a respecté scrupuleusement les dispositions légales régissant son ministère. Une disposition ad hominem perçue évidemment et à juste titre comme vexatoire par l’intéressé… Pour d’aucuns, l’accueil inconditionnel au nom de l’Évangile peut rester une faute impardonnable.
Source : La Garbure, journal familial de la famille Cadier