Par Jean Loignon
Le film « De l’autre côté » du réalisateur allemand d’origine turque Fatih Akin (prix du jury œcuménique du Festival de Cannes 2007) entrelace plusieurs destins tragiques – une prostituée turque morte à Hambourg et une jeune Allemande tuée en Turquie – autour des thèmes de la culpabilité, du pardon et de la tolérance.
Une mort épargnée dans les deux cas
Dans une scène située à Istambul, la mère de la jeune Allemande découvre la fête de Bayram (le nom turc de l’Aïd el-Kebir) ; un libraire turc lui explique le fondement coranique de cette célébration : Ibrahim (Abraham) se voit en songe sacrifier son fils, lequel accepte « si Dieu le veut ». Mais le fils sera épargné par le sacrifice d’un mouton (Coran, sourate 37.102-109). L’Allemande, interprétée par l’actrice Hannah Schygulla, lui répond doucement : « Nous racontons la même histoire mais ce n’est pas le même fils ».
Nous pensons évidemment au récit de Genèse 22 : Abraham reçoit de Dieu l’ordre de lui sacrifier son fils unique Isaac en holocauste (traduction TOB) ; on connaît la suite, les préparatifs d’Abraham, le cheminement du père et du fils, les questions d’Isaac et la froide détermination d’Abraham « il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel au-dessus des bûches. Abraham tendit la main pour prendre le couteau et immoler son fils » (Genèse 22.10-11) ; au moment ultime, Dieu interrompt le geste d’Abraham qui va alors sacrifier un bélier.
Une extraordinaire convergence
Isaac ou Ismaël ? La divergence entre le Coran et le Premier Testament provient du caractère très elliptique du récit coranique qui ne nomme pas le fils d’Abraham. Or ce dernier en a eu deux : le premier – Ismaël – avec sa servante Agar, quand Sarah semblait définitivement stérile, le second – Isaac – de Sarah après le miracle annoncé sous les chênes de Mamré…
Alors premier fils ou fils du couple conjugal ? Ismaël, que la tradition érige en ancêtre des Arabes musulmans ou bien Isaac, patriarche judéo-chrétien ?
Ce qui peut sembler concurrence et paradoxe (l’islam célèbre le sacrifice d’Abraham, alors qu’il ne correspond pas à une fête particulière du judaïsme) est d’abord une extraordinaire convergence. La Bible habite le Coran, ses grandes figures s’y retrouvent, judaïsme et christianisme y sont proclamés comme forme première de la révélation. Et donc, quand un prétendu musulman s’attaque aux juifs et aux chrétiens en tant qu’hérétiques, c’est une partie de l’islam qu’il tue au nom d’une foi devenue folle.
Une vision exclusive
L’islam se définit comme un dépassement du judaïsme et du christianisme et un achèvement de la révélation ; et bien des musulmans semblent nous considérer comme des croyants engagés dans la bonne voie mais restés en chemin, dans une foi forcément imparfaite. Cette vision exclusive peut nous choquer, tout comme la négation juive et chrétienne du caractère divin du Coran heurte les musulmans.
C’est dire que le dialogue interreligieux entre les trois monothéismes est un chemin difficile, que seule une minorité de penseurs empruntent et poursuivent.
Pourtant, ce terrain commun proposé par la Bible et le Coran prouve que des hommes se retrouvent hier comme demain autour des mêmes questions même si les récits qui les portent divergent.
Dans Genèse 22, Isaac presse son père de questions sur ce qui sera sacrifié et l’angoisse du fils est perceptible. Dans le film « De l’autre côté », le libraire musulman confie à son interlocutrice chrétienne que, enfant, il se demandait si son père irait jusqu’à accepter de le sacrifier.
Oui, il est des questions universelles qui nous rendent frères et sœurs. L’évidente nécessité du dialogue interreligieux part de là : la route sera longue et comptera bien des étapes mais elle conduira à la paix. Et le Dieu unique se réjouira.