Peut-on encore relativiser l’horreur ?

Avec le terrorisme, la guerre semble changer de nature. Mais est-ce réellement la guerre ? Les commentateurs français tentent d’expliquer l’actualité en Israël et en Palestine. Mais cet exercice de pédagogie mélange souvent les notions et fait ressurgir des relents d’antisémitisme. Les Églises peuvent jouer là un rôle positif.

 

Par David Steinwell, Paroles protestantes Paris

 

Le meurtre de Rutland par Lord Clifford, peinture de Charles Robert Leslie (1815) © WikimediaImages

Depuis des mois, le conflit en Ukraine accaparait l’attention des experts. L’opération spéciale orchestrée par la Russie s’est dévoilée comme une guerre, dont la durée et l’enlisement à l’approche de l’hiver désespèrent les acteurs de paix. Ce conflit armé entre États n’est pas qu’une affaire d’affrontement de deux armées ; il déborde sur les populations civiles.

 

La guerre, c’est la guerre

 

Les observateurs en minimisent la portée, considérant sans doute que les souffrances d’un peuple sont les conséquences inévitables de toute guerre. Mais lorsque des troupes commettent sciemment des assassinats de passants, des viols ou des enlèvements d’enfants, il ne s’agit pas d’une autre dimension de la guerre, ni d’une conséquence ni d’une évolution. Ce sont des crimes d’une nature totalement différente, que les instructions judiciaires en cours qualifient de « crimes de guerre », voire de « crimes contre l’humanité ».

 

Il y a quelques semaines, un autre conflit latent entre États est venu supplanter l’Ukraine dans l’actualité : la campagne éclair de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie au Nagorny Karabakh. La guerre s’est terminée en quelques jours par une capitulation arménienne. Mais dans le même temps, plus de 90 % de la population locale a franchi le corridor de Latchine, fuyant ce qui pourrait s’apparenter à une épuration ethnique ou un génocide. Là encore, une autre dimension se développait à côté du conflit, qui n’avait rien à voir avec la guerre.

 

De quoi parle-t-on en Israël ?

 

Quant au conflit israélo-palestinien, il dure presque depuis la naissance de l’État d’Israël et se traduit par des actions militaires ou des soulèvements sporadiques de population. Chaque observateur peut qualifier la politique et les actes des belligérants comme il le souhaite en fonction de son appréciation, désigner des coupables et un engrenage. Selon son point de vue, il sera sensible à l’étranglement progressif des populations extérieures par la politique colonisatrice israélienne, il notera la violence constante des peuples environnants, l’insécurité d’un territoire grand comme l’Alsace, le risque de radicalité lorsqu’une religion et un État sont reliés, les méthodes utilisées… Tout avis pertinent sur la situation peut être alimenté par des convictions ou des démonstrations, nous sommes là dans le contexte d’une lutte entre deux entités distinctes pour l’obtention de territoires, de reconnaissance, de justice ou d’influence. Comme dans les deux autres conflits cités, les populations subissent en grande partie les conséquences de l’affrontement.

 

Mais le 7 octobre 2023 autre chose s’est passé. Que des hommes en armes pénètrent les frontières de l’État voisin, c’est le principe de la guerre. Que ces personnes tirent au jugé dans la population en cherchant à tuer le maximum de monde ou prennent en otage les premiers civils qui leur tombent sous la main, cela ne relève pas de la guerre mais cherche à imposer la terreur sans tenir compte de l’humain. C’est la définition du terrorisme.

 

La convocation du Malin

 

Dans chacun de ces trois conflits, une dimension vient donc se superposer à la guerre sans y être miscible. Elle ne peut être confondue avec la violence des armes, car elle est d’une autre nature et se qualifie différemment : crime contre l’humanité, génocide, terrorisme. Les qualificatifs ne sont bien sûr pas officiels car l’ONU peine à reconnaître les actes et leurs auteurs, soumise qu’elle est aux droits de veto des uns ou des autres.

 

En aucun cas ces trois mots ne relèvent de la guerre ou d’une quelconque notion de conflit. Car ils ont en commun deux négations caractéristiques : d’une part ils nient l’existence de l’autre comme être humain, chosifiant la vie, d’autre part ils ne permettent plus la négociation ni la paix et obligent à l’impasse en niant tout futur possible. Ce sont donc des attitudes inhumaines génératrices d’enfermement, en ce sens qu’elles nient l’altérité et l’espérance. Il s’agit dès lors pleinement d’actes dans le registre du Malin, tant ils anéantissent toute idée de vie ou de spiritualité.

 

Le retour du peuple hébreu

 

En ordonnant ces exactions, les responsables de l’institution palestinienne pensaient sans doute faire descendre l’État d’Israël de son piédestal et l’affaiblir suffisamment pour provoquer des réactions en chaîne le menant à sa perte. La réplique adverse dont on ne mesure pas à ce jour toute l’ampleur ne s’est pas fait attendre. Elle sera sans doute sanglante, implacable et durable. Mais la réalité dépasse le conflit entre États, elle a touché en quelques instants un peuple qui s’est construit sur la libération de l’inhumanité vécue en Égypte et sur la spiritualité d’une rencontre au Sinaï. Autant dire que de New York à Samarcande, le peuple hébreu s’est retrouvé en un instant soudé dans la tristesse, la colère et la foi. Des signes étonnants de cette instantanéité furent par exemple la saturation en quelques minutes de quatre plates-formes de téléphonie à des milliers de kilomètres de là, ou la gratuité des appels depuis et vers Israël décrétée par de nombreux opérateurs.

 

Des mots qui en disent beaucoup

 

Si l’État français a été l’un des premiers à condamner sans ambiguïté des actes qui ne relèvent pas de conflits ou de la guerre, certaines réactions dans la population française ou dans les médias sont différentes, même si on ne s’en rend pas toujours compte. Il faut analyser les mots : ils ont un sens et leur choix est important. Parler par exemple d’opération, d’incursion, d’invasion ou de pénétration dans un territoire revient à considérer l’acte terroriste comme un acte de guerre relevant d’un vocable guerrier. Or il s’agit notamment du massacre de centaines de jeunes réunis par la musique, des habitants d’un kibboutz entier, de familles retranchées dans leur maison, d’otages civils, etc. La riposte sera sans doute extrême, intégrant une dimension de dissuasion ; mais elle restera dans le registre de la guerre, aussi abominable soit celle-ci. L’acte initial planifié par le Hamas, lui, n’était pas guerrier. Il était plus proche de la barbarie. Faire la confusion n’est pas acceptable.

 

Des relents nauséabonds

 

Une autre forme de relativisation émerge çà et là par le biais d’explications géopolitiques. Un lien est fait entre la souffrance d’un peuple parqué sur une étroite bande de terre, humilié et meurtri et le caractère inévitable de ses réactions incontrôlables… dont les massacres perpétrés par ses chefs. Ferait-on les mêmes remarques vis-à-vis de l’Azerbaïdjan au Nagorny Karabakh ou de la Russie en Ukraine ? Les agissements de ces deux pays sont largement condamnés. L’un d’entre eux doit aujourd’hui en répondre devant la Cour pénale internationale. Ces amalgames de pseudo-analystes pourraient simplement ressembler à ceux qui mêlaient la violence de policiers à une violence policière, le chômage aux étrangers, ou jadis la maladie à une faute. Mais ils ont ici un relent de déjà vu, un léger fond d’antisémitisme caché, tellement intégré socialement qu’il en devient indécelable, quoique constant.

 

Un rôle pour les Églises

 

Les Églises ont ici une responsabilité à assumer. Par l’étude du texte d’abord, elles peuvent faire valoir la précision des mots, notamment la différence entre le peuple et l’État, entre les Hébreux et la constitution des tribus : l’inculture est souvent synonyme de jugements à l’emporte-pièce. Par la formation, les Églises peuvent apprendre à détecter les signaux faibles de la haine, de l’antisémitisme ou de l’amalgame facile sur « les Juifs, les Arabes, les chrétiens, les athées, les politiques… ». Par la prédication peuvent être instillés au sein des communautés le désir de l’autre, l’art de la nuance dans l’exégèse, les interprétations multiples d’un même texte. Les Églises peuvent enfin faire valoir l’existence de l’autre ; et le fait que la paix n’est pas un état de non-guerre, mais se construit peu à peu du dialogue noué.

 

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