Par Jean Loignon
Pourtant la ville n’offre pas un passé et un patrimoine protestants comparable à celui de La Rochelle, de Nîmes ou de Pau et bien sûr de Paris (qui ne détient pas ledit label). L’histoire révèle que si l’Édit, qui mit fin aux guerres de Religion et établit un des fondements de la liberté de conscience dans notre pays, a été signé à Nantes, c’est à la suite d’une péripétie mineure et finale du conflit : Henri IV devait y recevoir la soumission d’un de ses adversaires ralliés, le duc de Mercoeur, gouverneur de Bretagne.
Une minorité religieuse
La Bretagne (au sens ducal du nom) avait été touchée par la Réforme, notamment par la conversion d’une partie de sa noblesse, mais peu durable, celle-ci ne s’y enracina guère, probablement en raison du fort particularisme breton. La ville de Nantes reflète cette situation d’une minorité religieuse, contrainte à la discrétion dans l’espace public. Discrétion mais acceptation : une rue porte le nom d’Harouys, maire de la ville en 1572 ; selon une histoire quelque peu hagiographique, cet édile aurait refusé les appels du reste controversés au massacre des protestants nantais, dans une récidive provinciale de la terrible Saint-Barthélémy parisienne. Était-ce par une courageuse humanité ? Ou par réalisme ? De tels troubles n’auraient pas manqué de nuire au commerce d’une ville déjà ouverte à l’Europe atlantique, y compris protestante. Après l’Édit de Nantes, le culte réformé fut autorisé mais seulement à Sucé-sur-Erdre, un village à quinze kilomètres de Nantes ; les protestants locaux s’y rendaient en bateau sur l’Erdre, chantant à tue-tête leurs cantiques non sans provocation…
Une lente conquête
De fait, l’histoire des temples nantais rappelle la lente conquête pour une visibilité urbaine : le premier édifice voué au culte fut une chapelle des carmélites octroyée par le Concordat napoléonien. Mais il faudra attendre le Second Empire pour qu’un temple architecturalement visible puisse être édifié, sur l’actuelle place de l’Édit de Nantes. Il fut complètement détruit lors des bombardements de 1943 et remplacé par le temple actuel, place Édouard-Normand : un édifice à la façade sobre et imposante due au talent de la protestante Victoire Durand-Gasselin, une des premières femmes architectes en France.
Le nom de cette grande famille protestante nantaise permet de tirer un fil, révélant l’importance d’une bourgeoisie réformée, dont l’activité économique et la fortune avait permis une parfaite intégration. Nantes était un port, donc en contact obligé et fructueux avec des marchands de l’Europe protestante. On imagine bien que les familles venues des Pays-Bas qui ont donné son nom au quartier de la Petite Hollande bénéficiaient d’une certaine tolérance religieuse, au nom du pragmatisme économique. Et s’il y eut des départs forcés lors de la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685, les liens ne furent jamais rompus et perdurèrent via le commerce international.
Un odieux trafic
Les façades des riches hôtels particuliers bordant les quais disparus du centre-ville de Nantes disent la prospérité de ce fameux commerce, mais les motifs sculptés – des têtes africaines – soulignent douloureusement la part sombre de cette réussite, à savoir la large participation au terrible commerce négrier.
À lire les si nombreux noms des navires gravés sur les pavés du Mémorial de l’abolition de l’esclavage sur le quai de la Fosse, il est permis de se demander quel navire au XVIIIe siècle n’avait pas été impliqué dans cet odieux trafic ; et donc si des armateurs et marchands protestants nantais eux aussi n’avaient pas failli…
Une prise de conscience
Le cas de la famille Dobrée est significatif : chacun connaît à Nantes le manoir néo-médiéval qui porte le nom du richissime collectionneur d’art et philanthrope protestant. À l’origine, une famille réfugiée à Guernesey à la Révocation mais revenue à Nantes au XVIIIe siècle : Pierre Frédéric Dobrée y est armateur et fait fortune dans le commerce colonial avec nécessairement une implication normale à l’époque dans la traite des Noirs ; son fils Thomas diversifie ses activités, notamment dans l’industrie mais s’interroge sur le bien-fondé de l’esclavage, avec lequel il prend ses distances ; et le petit-fils Thomas II se contente de jouir de la fortune familiale, qu’il lègue en partie au département de « Loire-Inférieure » (le manoir et ses collections) et en partie à un proche, Hippolyte Durand-Gasselin ; lequel est le fils de l’architecte qui avait réalisé le fameux passage Pommeraye, joyau de l’urbanisme nantais du XIXe siècle.
Cette famille, liée également à celle de Paul Bellamy, homme politique protestant et maire de Nantes de 1912 à 1928, reflète parfaitement un protestantisme d’influence qui ne néglige pas l’engagement au profit de nombreuses œuvres sociales. Une préoccupation qui est également incarnée par la Mission populaire évangélique, l’Église « sociale » fondée par le pasteur Mac All au lendemain de la Commune de Paris et présente à Nantes dès 1884 avec l’inauguration du site actuel, rue de l’Amiral Duchaffault, en 1907.
Ce n’est donc pas par un patrimoine monumental que Nantes se perçoit comme une cité protestante ; mais bien davantage par le rôle que des hommes et des femmes de cette confession y ont joué, avec les valeurs de leur époque. Dans sa modernité, le protestantisme nantais d’aujourd’hui, diversifié et interculturel, n’en est pas moins l’héritier.
Cet article doit beaucoup à l’érudition d’Éric Eozenou de l’Église protestante unie de Loire-Atlantique (Journées du patrimoine 2020) complété par les remarques de Mme Nicole Vray.