Au sud de la Crète, au détour d’un virage vers le monastère de Prévéli, le touriste le plus distrait ne peut échapper : un monument en bronze se dresse avec un pope en habit religieux, armé d’un fusil.
Cette année, la Grèce fête le bicentenaire de son indépendance (1821-2021). Toute la Grèce ? Non, car la grande île de Crète n’a pu se libérer du joug des Turcs qu’en 1898, son rattachement à la Grèce acté en 1913 seulement. Pendant les siècles d’occupation turque, les monastères ont été des foyers de résistance, n’hésitant pas à servir de refuge pour la population et même à prendre les armes. Cette mentalité belliqueuse de résistance à l’oppresseur a ressuscité de ses cendres pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Un foyer de résistance
Lors de la bataille de Crète de mai 1941, une partie des soldats alliés (anglais, néo-zélandais et australiens) n’ont pu être évacués à temps et se sont repliés au sud de l’île, soutenus par une grande partie de la population. Certains ont alors trouvé refuge au monastère de Prévéli, qui avait déjà une grande expérience de la résistance armée contre les Turcs. Un groupe de ces soldats a pu entrer en contact radio avec un sous-marin au large qui les a pris en charge et évacués. Cette opération n’a pu se faire qu’avec l’aide active des moines, qui ont réussi à retarder la puissante armée allemande. Les représailles ont été dures, une partie du monastère a été dévastée (on voit encore les ruines aujourd’hui), les moines emprisonnés, leurs biens pillés. L’abbé, trop compromis, a été évacué avec les soldats pour lui éviter une mort certaine. Il a passé le reste de la guerre au Moyen-Orient et c’est lui qui est représenté avec son fusil sur le monument de Prévéli.
Une question de survie
C’est un choc de voir une statue glorifiant un religieux armé. Toutes les années de catéchisme passées à entendre prêcher sur l’amour du prochain et le rejet de la violence… Comment un « maquisard de monastère » peut-il avoir existé ? Passé le premier mouvement de rejet, il faut cependant chercher à comprendre. Le touriste doit accepter le décalage, déplacer son regard pour essayer de comprendre le pays dans lequel il se trouve et les habitants qu’il côtoie, même s’il n’en parle pas la langue.
Autant rester chez soi si l’on ne souhaite pas rencontrer une autre histoire, des populations, des coutumes et une civilisation différente, même si elle reste très proche.
La statue de Prévéli nous montre une forme de résistance qui participe à bien plus qu’à la cohésion d’un peuple, à sa survie même.
Un glorieux passé
Les Grecs d’aujourd’hui sont tout autant les héritiers de leur glorieux passé que des siècles d’occupation turque. Les Occidentaux se sont moqués des discussions théologiques sur le sexe des anges au moment de la prise de Constantinople par Mehmet II. En 1453, les moines ont fait le choix de sauver l’Église plutôt que se joindre à l’empereur et disparaître avec lui. C’est parce que les monastères orthodoxes et toute la hiérarchie religieuse ont protégé leur foi et accueilli les réfugiés que l’âme du peuple grec s’est maintenue intacte malgré l’occupation turque. Au prix parfois de l’utilisation des armes et de l’oubli du sixième commandement (« Tu ne tueras point »).
Récemment l’Église orthodoxe grecque, toute-puissante et richissime, a été très critiquée pendant la dernière crise économique qui a durement frappé le pays. Il faut cependant connaître l’histoire pour comprendre d’où vient la fidélité du peuple à son égard. L’higoumène (abbé) en armes est une source de fierté pour les Crétois, et ce ne sont pas les dernières incursions turques en mer Égée qui vont les faire changer d’avis.
Anne-Marie Balenbois