
Christ dans la maison de Marthe et Marie, Diego Vélasquez, National Gallery de Londres
Par Jean Loignon, Église protestante Unie de Loire-Atlantique
L’humanité de la rivalité entre ces deux sœurs recevant la visite de Jésus a assuré à ce récit tiré du seul Évangile de Luc (10, 38-42) une extrême notoriété théologique et artistique, mais sa concision l’a exposé au risque de questions multiples, dont les réponses sont probablement plus les nôtres que celles de Jésus.
Jésus en chemin avec ses disciples fait halte chez une dénommée Marthe, maîtresse des lieux, et sa sœur présumée cadette, Marie. La première va s’activer pour recevoir son hôte illustre, la seconde se contentant de l’écouter silencieusement « assise à ses pieds ». Devant cette inégalité des rôles, Marthe interpelle sans ménagement Jésus et le prie d’y remédier. Mais Jésus refuse d’entrer dans ce différend sororel et entérine la situation par des mots mêlant douceur mais aussi ambiguïté.
C’est ainsi qu’est née l’image d’une Marthe vouée aux tâches matérielles et d’une Marie choisissant l’écoute contemplative de la Parole : deux visages de la foi, qui vont traverser le vécu des Églises jusqu’à aujourd’hui. Avec une hiérarchisation des deux attitudes, Marie la spirituelle l’emportant sur Marthe l’activiste.
Quoiqu’en pensent les nombreux peintres qui se sont rassasiés du sujet, il n’est pas question de cuisine dans le texte évangélique mais de « service » (diaconie). Précédant le récit, la parabole du bon Samaritain a détaillé ce que pouvait être le service envers son prochain, bien au-delà des questions de cuisine.
Marthe reçoit Jésus entré seul – les disciples restent en dehors – sans la moindre présence masculine, au rebours de toutes les conventions sociales de l’époque. Cela suggère une relation déjà ancienne avec Marthe, à l’image de ces femmes aisées qui ont soutenu le ministère du Christ. Marthe, une disciple à part entière?
Comment servir Dieu ?
La relation fraternelle et sororelle est souvent conflictuelle dans la Bible : Caïn et Abel, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères, mais aussi Léa et Rachel, qui durent partager un même mari, Jacob. Dans le cas de Marthe et de Marie, on sent une même volonté de plaire à Dieu mais par des voies différentes. On sait, dans le cas de Caïn, à quelle extrémité l’a conduit la préférence de Dieu pour les offrandes d’Abel. Cette référence donne une touche d’anxiété au récit de Luc qui pose cette question infinie : mon attitude est-elle celle qui assurera mon salut?
Saint Jérôme traduit dans la Vulgate latine la réponse de Jésus : Marie a choisi la meilleure part, interprétant librement la bonne part du texte grec, fixant ainsi durablement dans le catholicisme la supériorité de la foi contemplative sur la foi engagée dans l’action. D’autres Pères de l’Église ont réhabilité l’attitude de Marthe, peut-être aussi pour mieux cantonner les femmes dans des rôles dictés par le patriarcat ecclésial… Mais Jésus n’a pas reproché l’activisme de Marthe, mais en a seulement et gentiment souligné le risque de débordement. Était-ce à ses yeux la « bonne part » de Marthe, comme Marie avait choisi la sienne, celle qui lui ressemblait ?
Rien n’est dit des réactions des deux sœurs. Mais l’Évangile de Jean nous les montrera, unies et solidaires dans la détresse de la mort de leur frère Lazare. Et là, la plus croyante n’est pas celle… (Jn 11, 27)
Cet article s’est nourri du cycle de Théovie consacré aux femmes du Nouveau Testament.