Grain de sable
Par Annie Zo’omevele, aumônière protestante au CHU de Besançon
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Et ce regard scrutateur de Thomas, qui, peut-être, s’éclaire déjà de l’éblouissement de la foi qui va le saisir, « Mon Seigneur et mon Dieu ! ». Et le regard si attentif de ses deux compagnons, qui ne voient pas Jésus mais sont uniquement orientés par un souci de compréhension, que nous pourrions qualifier de clinique.
Une lumière chaude
Ce qui frappe d’abord, avant le geste inquisiteur que nous osons à peine concevoir, c’est la lumière. Une lumière chaude et douce qui descend d’en haut, indissociable de l’obscurité qui baigne le tableau. Lumière puissante et qui irradie, qui coule le long du corps du Christ et rejaillit sur les visages penchés vers lui, sans qu’ils en aient conscience.
Et nous osons enfin regarder l’inconcevable, ce doigt de Thomas qui pénètre la blessure du Christ en son côté. La curiosité de Thomas nie son interlocuteur, elle ramène tout à lui, à son interrogation fébrile, à son désir de preuve. Elle en fait « sa chose » et ce doigt dans la béance de la plaie n’est pas autre chose qu’un viol. Vision d’une violence inouïe.
Le visage du Christ, lui, est dans une pénombre de douceur. C’est comme si, rayonnant la lumière divine dont il est éclairé, il consentait dans le même temps à accueillir la pénombre où tâtonne notre humanité. Amoureux, il ne peut qu’approcher, accueillir, envelopper, conduire, comme la mère qui allaite guide vers son sein son enfant maladroit, avec une autorité pleine de douceur. Par une alchimie qui nous dépasse, ce qui était viol devient don. Et, au lieu même de la souffrance, Thomas va pouvoir boire à la source, celle qui coule en abondance du sein du Christ.
Une blessure qui enseigne
À travers ce doigt pointé soutenu par la main bienveillante de Jésus, un mouvement est en route, qui va des ténèbres à la lumière. Les trois grands fronts plissés par le poids des interrogations et la volonté de comprendre n’ont pas encore conscience de la lumière qui les gagne, chacun à son pas. Leur attitude est celle, distante et calculatrice, de commerçants évaluant la valeur d’un objet. La main de Thomas, posée sur sa hanche, le campe en maquignon et son habit déchiré nous laisse entrevoir ses difficultés quotidiennes. Au fait, sa hanche le ferait-elle souffrir, comme Jacob ?
Qu’allons-nous voir, quand nous allons visiter celui qui souffre ? Qui pensons-nous rencontrer ? La réponse à nos propres questions ? Le reflet de notre propre mystère ? Notre regard insistant voudrait fouiller, comme il fouille la trame même de la toile, sa texture, son essence, jusque dans ses noirs les plus sombres. Or il y voit une blessure non blessée, une blessure qui ne saigne pas, une blessure qui enseigne. Il y voit un homme blessé, mais un homme. Un humain, comme lui, défiguré peut-être, souffrant, oui, à qui il manque un bras, un œil, une intelligence, mais un homme debout, entier, entièrement humain et lui, à jamais. Il ne s’agit pas de voir la blessure, mais de boire au mystère, de nous abreuver, de nous abandonner à la source qui, en lui, nous accueille, eau vive jaillie du flanc, d’un coup de lance. De boire à l’Amour qui nous attend là.